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Lecture d’oeuvres

Présence de la musique dans l’œuvre de Lagorre

« Musica Letitia Co(me)s Medicina Dolor(is) »

«La musique est la compagne de la joie et le remède de la douleur. »

Inscription portée sur le couvercle du virginal dans La Leçon de musique. Hst. 63x73cm. vers 1660. Palais Saint-James. Londres

La Leçon de musique

Il n’est évidemment pas rare que la peinture s’inspire de la musique et dialogue avec elle, sous de multiples formes1.

Tout au long de sa vie Lagorre veillera à mettre en œuvre ce dialogue, tant dans la peinture figurative que dans ses compositions abstraites, faisant en sorte que jamais ce dialogue ne s’interrompe.

La symphonie de l’eau et du vent

La première des musiques qui surgit et bruisse sur les toiles figuratives du peintre nous semble être celle des éléments naturels, tels l’eau et le vent.

L’eau vive des cascades jaillit et bondit de rocher en rocher puis glisse sur la mousse, tourbillonnant parfois, avant de s’apaiser, une fois la vallée atteinte, pour ne plus donner à entendre qu’une sorte de murmure continu, émis en sourdine.

A flancs de montagne, pour peu que l’on écoute, on perçoit aussi la scansion des battements du linge sur une planche de bois. C’est celle de la lessive qui réunit les paysannes au plus près des points d’eau. Le rythme martelé de leurs gestes résonne à intervalles réguliers, interrompant soudain le chuintement des fontaines-lavoirs à l’entrée du village ou la mélodie d’un ruisseau qui caresse les berges, frôlant en passant le pied des maisons.

Le clapotis des vagues sur une plage sablonneuse éclaboussée de soleil, évoque à son tour la douceur et la suavité d’une journée d’été, quelque part, en Méditerranée. A l’inverse, la peinture peut nous donner à entendre le grondement sourd du flux et du reflux d’une mer d’opale qui roule sur les galets, au pied de la falaise, du côté d’Étretat…

Il arrive que le vent lui aussi se fasse entendre.

Dans le tableau « Menace d’orage » le peintre réussit à traduire la violence du vent dont on perçoit aisément le sifflement et le souffle puissant au seul vu des efforts fournis par des hommes et par des animaux qui tentent de s’en défendre. C’est en revanche un doux zéphyr qui souffle et fait bruisser les feuilles de peupliers bleutés laissant entrevoir, à travers leurs branchages, les tours du château de Foix qui surplombent la rivière.

Sur les toiles de Lagorre, les musiques de l’eau et du vent sont multiples. Elles se conjuguent parfois, créant une symphonie sans cesse renouvelée dont les variations de timbre enchantent qui tend l’oreille.

La présence d’instruments de musique

Si, dans une Nature morte, une mandoline placée à proximité d’un bouquet de fleurs peut sembler être un motif pour le moins convenu somme toute, assez académique, il n’en émane pas moins une forme de poésie liant indéfectiblement peinture et musique.

Pour célébrer Mozart, Lagorre se contentera de placer, sous un énorme bouquet d’anémones dont les couleurs vives jaillissent sur la toile, un livre où l’on distingue le nom du maestro, comme s’il suffisait de nommer celui-ci pour créer l’enchantement.

De manière directe, Lagorre introduit aussi sur ses toiles figuratives des instruments de musique. Cela permet de marquer plus fortement encore la présence d’une atmosphère ou d’une émotion particulière déclenchée par tel ou tel type d’instrument… Ainsi voit-on les gitans cheminer sur les routes poussiéreuses dans leur roulotte au son de la guitare. C’est encore la guitare qui, plus tardivement cette fois, animera au campement une soirée devenue invitation à la danse. C’est que le son de la guitare peut exprimer la mélancolie, l’arrachement à la terre natale, comme il peut exprimer, dans une autre tonalité, la voluptueuse et sauvage joie de vivre d’un peuple libre. Les tonalités sont, là encore, multiples.

D’autres gitans, à la tombée de la nuit, soufflent parfois dans un harmonica qu’ils tiennent bien serré dans leurs doigts. Le ton plaintif s’élève dans la nuit, lancinant, entêtant, déchirant… Il résonne dans le campement et envahit l’espace, exprimant , dirait-on, une forme de nostalgie.

Autre ambiance dans un autre registre , quand à la veillée du soir dans la cabane, le berger s’empare d’un pipeau. Le son pur émis par cette petite flûte champêtre,instrument de musique pastoral par excellence, sans doute taillé dans la journée même en coupant un roseau, vient rompre l’isolement des hommes. Ce soir là, dans la cabane, le son de la flûte accompagne la mélancolie de ceux qui se trouvent loin des leurs et loin de la vallée.

Musique, musiciens et orchestres

Lagorre nourrit une telle passion pour la musique, il veut la rendre si présente, qu’il peint aussi les musiciens en action.

La musique s’invite au mariage quand, au printemps, un violoniste vêtu d’une vareuse de paysan, portant chapeau et gros souliers de cuir, précède le cortège, l’accompagnant avec allégresse, au sortir de l’église. Où que l’on soit, la musique est un langage universel et appartient à tous.

L’homme orchestre du cirque, en marchant d’un bon pas,  fait tinter avec vivacité les grelots attachés à ses chevilles et à ses mollets ! A lui seul, il assure l’annonce musicale tonitruante du spectacle à venir, grâce à la grosse caisse qu’il porte sur son dos mais aussi à la trompette à coulisses qu’il tient en main, tout prêt à en jouer ! Sur d’autres toiles circassiennes figurent divers instruments de musique au son tout aussi puissant, tels des cors ou bien des saxophones… Tous augurent du joyeux tintamarre qui va rythmer la soirée de spectacle. Comme chez Tati au cinéma, la musique bruyante va ici de pair avec l’enthousiasme et l’atmosphère festive qui inonde le village à la venue du cirque.

Sur ce tableau de jeunesse, assez exotique, daté de 1937, on peut voir un orchestre antillais où chaque musicien, muni de son instrument semble, de manière assez irréaliste, poser sur la plage pour le seul peintre. Plus émouvants peut-être et combien différents sont ces orchestres de rue, aujourd’hui disparus. Lagorre les a vus et écoutés au Maroc. L’artiste peint les musiciens de face, leurs instruments figurent au premier plan et ce sont majoritairement des violons dont on sait, depuis Verlaine, qu’ils sont aptes à exprimer avec force, langueur, tristesse et mélancolie. Le point de vue adopté par le peintre nous mêle à la scène. Nous voilà dans la rue, parmi les badauds attentifs qui, déjà, sont à l’écoute.

Autre ambiance musicale, très orientale celle-ci, quand, dans la fraîcheur d’un patio, bien à l’abri de la chaleur écrasante de la rue, une jeune femme nue, alanguie à même le sol somnole auprès d’une jeune servante qui pince élégamment les cordes d’une viole. La musique s’égrène dans le patio, accompagne la douce somnolence de la belle alanguie, lui permettant de rêver à l’envi…

Que penser enfin de cette jolie jeune « Femme à la guitare » qui sur la terrasse, à l’ombre des feuillages, est penchée sur son instrument ? Une jeune femme aux traits à peine esquissés mais dont la chevelure et le corps sinueux rappellent les courbes de son propre instrument.

Les bals

Au village, le jour de la Saint Adrien, sous les lampions multicolores, la joyeuse musique d’ un bal populaire fait résonner le son de l’accordéon qui entraîne les danseurs et les fait tournoyer sur la piste de danse. Sur l’estrade, des musiciens soufflent dans leur trompette.

D’autres fois, le bal populaire n’ est que suggéré comme sur le carton dessiné par le peintre qui invite à se rendre, le samedi soir, à Seix, à « La Pergola », le dancing-guinguette du village où le tango est roi.

Autre ambiance, autre musique quand le feu d’artifice explose dans la nuit sur la place saint Marc. A Venise, les jours de carnaval, se dansent de gracieux menuets et le feu d’artifice illumine la richesse et la préciosité des costumes portés, ce soir là, au bal. Vision éphémère mais combien saisissante d’un bal mondain et idéal, d’un bal féerique où les couples évoluent avec la légèreté et la douceur des plumes qui recouvrent leurs masques. Un bal pour rêver. Le son des mandolines accompagne le bal. Et voilà que le son résonne bientôt de palais en palais, il s’égrène partout, dans les rues mais aussi sur les quais du vieux port et même sur les gondoles, un son qui jamais n’en finira de célébrer l’amour …

La passion de la danse et de l’opéra

Son amour immodéré de l’opéra et son amitié avec Serge Lifar, maître de ballet de l’Opéra de Paris de 1930 à 1944 puis de 1947 à 1958, conduiront également Lagorre à créer des décors pour Parsifal, l’opéra de Richard Wagner. L’action de Parsifal se déroule au Moyen-âge, dans les Pyrénées, alternativement dans le domaine et au château des gardiens du Graal, Montsalvat, sur le versant septentrional de l’Espagne wisigothe, et au château enchanté de Klingsor, – sur le versant méridional, du côté de l’Espagne arabe-. Il n’est donc évidemment pas surprenant que Lagorre choisisse pour la réalisation de ces décors de grandes peintures en noir et blanc de Montsegur, assez spectaculaires et effrayantes au demeurant. Ces décors ont hélas été détruits mais il y a là une autre façon de célébrer un opéra grandiose : créer pour cet opéra une traduction picturale toute aussi grandiose, en lui donnant pour décor celui de la plus belle, de la plus impressionnante et de la plus prestigieuse des citadelles cathares, Montsegur.

Dans son Hommage à Matisse rendu par le biais de la création de la série « Danse dans le Z » , Lagorre rend également hommage à cet art, intrinsèquement lié à la musique. Des patineurs, sans visage autre qu’un ovale, s’élancent et tournoient dans un espace indéfini, sans décor autre que de larges aplats de couleur. Bien que traité fort différemment, nous retrouvons là une évocation de La Danse de Matisse…

Les Z , invention d’un langage pictural et musical à la fois

« Pourquoi est-ce que je comprends mieux le musicien que le peintre Pourquoi vois-je mieux en lui le principe vivant d’abstraction ? » Vincent Van Gogh, 1888.

« Je tâtonne toujours dans le noir, mais je crois pouvoir trouver quelque chose entre la vue et l’ouïe et je peux créer une figure en couleurs comme Bach l’a fait en musique. De toute manière, je ne me contenterai pas plus longtemps de la servile copie. » Franz Kupka,1913

Comme eux et depuis longtemps déjà, Lagorre souhaite se libérer de la reproduction ou tout au moins ne pas s’y laisser enfermer. La passion de la musique qui anime le peintre lui permet sans nul doute de passer plus facilement à l’abstraction. Lagorre est un homme cultivé, il a lu la théorie de Wassily Kandinsky, peintre musicien, qui associe en permanence couleurs et sonorités et a eu l’occasion d’admirer des toiles de Paul Klee, lui-même excellent violoniste, qui peignit ou convoqua souvent la musique.

Avec l’invention d’un langage qui lui est propre, celui du Z , le peintre invente un rythme particulier dont les seules variations ne seront plus désormais que les couleurs apposées sur la toile, des couleurs variant à l’infini à l’intérieur d’un même motif répété lui aussi à l’infini, un véritable leitmotiv que ce Z.

Lagorre trouve là son rythme.

Plus tard encore, dans ses compositions abstraites, Lagorre nous plongera aussi dans la musique des abysses, celle d’un monde aquatique, entre opacité et transparence, tantôt glauque, tantôt translucide. Le monde des profondeurs, la musique du silence.

Parfois, sur la toile, une bande verticale de couleur claire vient happer notre regard. Répétée sur plusieurs tableaux, elle nous invite à plonger notre regard au centre de la toile, à pénétrer à l’ intérieur pour nous offrir une traversée magique, un dépassement du monde des apparences, pour nous offrir une percée vers l’infini.

Quelques mois avant sa mort, Lagorre peindra d’ultimes «  virgules », comme autant de notes posées avec légèreté sur le papier ou sur la toile. Une multitude de petites touches dansantes, comme autant de notes de musique dont la présence dit et souligne la volonté d’épuration du peintre. Lagorre ne vise plus alors qu’à garder l’essentiel, traduisant en peinture une forme de haiku. Une forme de dépouillement.

Nous voilà résolument du côté de la contemplation et de la méditation intérieure.

Chez Lagorre on le voit, la musique est diverse mais toujours bien présente, sous de multiples formes.

 “Il faut faire chanter le dessin par la couleur” disait Chagall, c’est aussi ce à quoi tendra Lagorre, toute sa vie durant, tout au long de son œuvre car la couleur continue, elle aussi, de faire chanter ses œuvres.

1De mars à juillet 2017, une remarquable exposition intitulée  Tintamarre !, Instruments de musique dans l’art, 1860-1910  s’est tenue au Musée des impressionnismes à Giverny (Oise)